22 avril 2020
Rien ne justifie la “mise en panne” de la justice
Par Guillaume Hannotin
Tribune parue dans le magazine L'Obs du 23 avril 2020
L’état d’urgence sanitaire a mis le système judiciaire sur « pause ». Hormis le droit pénal, quand il implique la liberté des personnes poursuivies, les cours et tribunaux judiciaires ne tiennent plus audience. Il y a là une exception française dépourvue de nécessité, qui engage la responsabilité de l’Etat.
Des «plans de continuité d’activité», qui avaient été conçus pour d’autres crises, qui sont différents pour chaque tribunal et dont le contenu exhaustif n’a pas été divulgué, ont été déclenchés qui s’apparentent plus à des plans de «cessation», au moins partielle, d’activité. Le corps-justice concentre son énergie au maintien de l’organe vital qu’il juge le plus précieux : la répression pénale, assortie de détention et d’emprisonnement, reléguant l’audiencement de l’essentiel des affaires civiles, commerciales ou prud’homales au retour «à la normale».
Si, par extraordinaire, ces affaires non pénales, jugées moins importantes, devaient être traitées (ce qui, au vu de ce que l’on sait des «plans» précités, ne devrait concerner, au mieux, que les procédures de référé), elles pourront l’être sans audience, sur décision discrétionnaire du président de la formation de jugement, par application de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020. Les délais de procédure ont été étirés à outrance, par une ordonnance ayant pris modèle sur une loi n° 68-696 du 31 juillet 1968 qui visait à répondre aux «événements de mai».
L’Etat de droit est donc bien «mis en quarantaine» pour la très grande majorité des «usagers» du service public de la justice. Sans juge pour en intimer l’exécution, que valent les droits subjectifs ? Comment régler un divorce conflictuel sans juge ? Comment faire payer un loyer sans juge ? Comment «déposer le bilan» ou interdire à un fabricant de médicaments génériques la commercialisation de molécules contrefaisantes sans juge ?
Certes, l’état d’urgence sanitaire implique, pour la machine judiciaire comme pour toute institution sociale, des adaptations. L’unité de lieu des acteurs classiques de l’audience doit, en particulier, être remise en cause. Tout comme l’interdiction, depuis la loi n° 54-1 218 du 6 décembre 1954, d’enregistrer les audiences afin d’en assurer la publicité.
Mais il suffit de se tourner vers ces maîtres ès pragmatisme que sont nos voisins britanniques pour constater que ces contraintes limitées requièrent des aménagements eux-mêmes modestes des modes de fonctionnement habituels des cours et tribunaux. La justice anglaise l’a dit: pour elle, le business as usual continue, par la tenue des audiences par Skype, Zoom ou autres prestataires de conférences vidéo en ligne, voire, dans le pire des cas, par téléphone.
Notre mise à l’arrêt de l’essentiel de la justice civile, commerciale et prud’homale contraste tristement avec ces prescriptions. Elle est sans doute due, outre à un manque chronique de moyens humains et matériels, à un attachement trop fort à des rituels «physiques» vides de sens. L’on pense, en particulier, à la signature des décisions de justice, qui demeure «manuscrite», et n’est toujours pas électronique. L’on pense, également, à des ségrégations informatiques entre le système des avocats, celui des magistrats, celui des greffiers et celui des huissiers. L’on pense, encore, à cette crainte irraisonnée pour toute forme de diffusion en ligne des audiences, pourtant monnaie courante dans de nombreux pays d’Europe.
Le confinement de la justice à la française aura non seulement relégué celle-ci au rang de service «dispensable», mais il risque également de conduire nombre de ses auxiliaires à la cessation des paiements. Chacun, dans son activité, est dépendant, à un degré ou à un autre de la «chaîne de valeur» dans lequel il intervient, d’un maillon «physique» qui s’est trouvé mis à l’arrêt par le confinement du mardi 17 mars 2020. La singularité de la situation des avocats est que le maillon auquel ils étaient directement raccordés, à savoir la justice, a été mis en panne. Une mise en panne que rien ne justifiait, dont l’Etat est responsable et dont il sera donc comptable.
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